LETTRE DU CABINET – OCTOBRE 2022
La « MAR MENOR », d’objet à sujet de droit
Située dans la région de Murcie, à proximité de Carthagène, la « MAR MENOR » est la plus grande lagune côtière de la Méditerranée espagnole. Elle couvre 135 km², séparée de la mer par une fine bande de terre de 22 km.
Cernée par une urbanisation galopante, une exploitation agricole et d’élevage intensif, la lagune souffre de crises dystrophiques violentes, alors que sa valeur écologique est reconnue au plan international (zone humide d’importance internationale – convention Ramsar ; zone de protection spéciale d’importance méditerranéenne – convention de Barcelone (ZEPIM), au plan européen (zone de protection spéciale et zone spéciale de conservation – Natura 2000) et au plan national (dans le périmètre du Parc Régional des Salinas de San Pedro, paysages protégés des espaces ouverts et des îles de la « MAR MENOR », zone de protection de la faune).
Nombreuses ont été les alertes scientifiques et citoyennes, depuis plus de 20 ans, sur les dangers de l’accumulation de microalgues au fond de la lagune provoquant la consommation d’oxygène nécessaire à la biodiversité.
Sous l’impulsion, notamment, de Teresa VICENTE GIMENEZ, professeure de philosophie du droit, et Directrice de la chaire des droits humains et des droits de la nature à l’université de Murcie, une initiative législative populaire a été initiée. 615 000 signatures ont été recueillies en faveur d’une reconnaissance de la personnalité juridique de la lagune, ouvrant l’examen d’un texte de loi par le Parlement.
Le 30 septembre 2022, et pour la première fois en Europe, le Parlement espagnol a reconnu une personnalité juridique et des droits propres à la lagune de la « MAR MENOR » (droit d’exister en tant qu’écosystème et d’évoluer naturellement, droit à la protection, à la conservation et à la restauration). Dotée de la personnalité juridique, la « MAR MENOR » passe d’objet à sujet de droit et se voit octroyer la possibilité d’être représentée en tant qu’écosystème par des « gardiens » (scientifiques, universitaires, fonctionnaires, riverains, etc.) et d’être défendue en justice par tous.
Au-delà des perspectives de protection, de conservation et de restauration de l’écosystème, le statut particulier accordé à la « MAR MENOR » invite à une réflexion profonde sur notre modèle très largement anthropocentré, déjà engagée à travers le monde, de l’Équateur à la Nouvelle-Zélande, du Bangladesh au Canada, où certains éléments de la nature (fleuves, rivières, jungles, riz sauvage, etc.) se sont vu reconnaître une personnalité juridique.
En France, plusieurs initiatives sont lancées pour tenter de faire reconnaître la personnalité morale à certains fleuves (Thomas Janicot et Dorothée Pradines, Environnement : une nouvelle liberté fondamentale en référé, pour quoi faire ?, AJDA 2022 p.2002), à l’instar de l’Appel du Rhône ou de la Déclaration des droits du fleuve Tavignanu en Corse.
Pouvant utilement enrichir l’arsenal juridique français, en complément de la Charte constitutionnelle de l’environnement ou de la consécration du préjudice écologique, la personnification juridique accordée à certains éléments de la nature ne pourra éluder le débat des obligations et responsabilités qui seraient le corollaire de la garantie des droits octroyée (Ariane Gailliard, Sacraliser la nature plutôt que la personnifier (ou les mirages de la personnification), Recueil Dalloz, D. 2018 p.2422 ; Mathilde Hautereau-Boutonnet, Faut-il accorder la personnalité juridique à la nature ?, Recueil Dalloz, D. 2017 p. 1040).